CHAPITRE V

— Tu aurais eu à cœur de le faire boire que tu ne t’y serais pas pris autrement, dit Suzanne.

— Si, répondit Quentin, j’aurais bu avec lui.

Ils étaient dans leur chambre qui n’avait pas l’air d’une chambre d’hôtel, bien qu’elle ne se distinguât des autres que par l’absence d’un numéro au-dessus de la porte. Mais les souvenirs de toute une vie s’y trouvaient accumulés sur un espace restreint, où la forme et le poids matériels, plus que la valeur sentimentale, assignaient aux objets une place définitive ; le mot qui venait à l’esprit de Quentin, lorsqu’il envisageait cet échafaudage de trésors douteux, était celui de cargaison. Il s’accompagnait du sentiment morose que la cale du navire avait fait charge pleine.

Suzanne arrêta sa machine à coudre, leva les yeux vers son mari occupé à se raser avec le vieux coupe-chou dont il n’avait jamais réussi à se déshabituer et ressentit, comme chaque matin au spectacle de ce mâle jardinage, l’impression heureuse qu’une puissance exacte animait ce torse gonflé de bretelles.

— Peut-être pourrais-tu recommencer à prendre un peu de vin à table, dit-elle. Je te regardais hier soir faire les honneurs de notre cave et je pensais que tu avais beaucoup de mérite. Je ne voudrais pas que tu te sentes en état d’infériorité vis-à-vis de qui que ce soit à cause de moi.

Quentin, le visage oblique devant la glace, demeura un moment la bouche ouverte, hésitant à lui dire une bonne fois pour toutes qu’elle n’y était pour rien, que le problème réveillé par la venue de Fouquet le concernait seul, car il savait que cette révélation eût été pour Suzanne une grande déception. Puis estimant que sa proposition constituait une ouverture de bonne volonté, il se contenta de déclarer :

— Si quelque chose devait me manquer, ce ne serait pas le vin mais l’ivresse. Comprends-moi : des ivrognes vous ne connaissez que les malades, ceux qui vomissent et les brutes, ceux qui recherchent l’agression à tout prix ; il y a aussi les princes incognito qu’on devine sans parvenir à les identifier. Ils sont semblables à l’assassin du fameux crime parfait, dont on ne parle que lorsqu’il est raté. Ceux-ci, l’opinion ne les soupçonne même pas ; ils sont capables des plus beaux compliments ou des plus vives injures ; ils sont entourés de ténèbres et d’éclairs ; ce sont des funambules persuadés qu’ils continuent de s’avancer sur le fil alors qu’ils l’ont déjà quitté, provoquant les cris d’admiration ou d’effroi qui peuvent les relancer ou précipiter leur chute ; pour eux, la boisson introduit une dimension supplémentaire dans l’existence, surtout s’il s’agit d’un pauvre bougre d’aubergiste comme moi, une sorte d’embellie, dont tu ne dois pas te sentir exclue d’ailleurs, et qui n’est sans doute qu’une illusion, mais une illusion dirigée… Voilà ce que je pourrais regretter. Tu vas imaginer que je fais l’éloge de l’ivresse parce que Fouquet traverse une mauvaise passe actuellement et que ce garçon me plaît bien, en cela tu auras raison pour une bonne part ; autrement, je ne me permettrais pas d’agiter ce spectre devant toi, que j’ai tant tourmentée autrefois et qui m’as entouré d’une façon si vaillante.

Suzanne soupira :

— Il y avait quand même longtemps qu’il n’était plus question de tout cela entre nous… Je voulais justement te demander quelle attitude il convenait que j’adopte s’il prenait à M. Fouquet la fantaisie de s’« illusionner » durant les jours où tu vas être absent…

— J’en serais très étonné, dit Quentin, encore qu’il soit homme à faire ce dont il a envie ; mais je doute qu’il ait jamais vraiment envie de boire. Ne ris pas… Représente-toi plutôt un promeneur qui aperçoit brusquement un couloir somptueux et s’y engouffre parce que rien ne le retient de l’autre côté de la rue.

— Certes, il ne ressemble pas aux épaves qu’on voit flotter dans la région. Je confesse que j’ai été la première à subir son charme et je ne me défends pas, moi non plus, d’un désir de le protéger depuis que nous savons ce qu’il en est. Reste qu’il m’a paru extrêmement bizarre, à la fin du dîner, quand il s’est mis à te parler de cette corrida du lendemain pour laquelle tu avais des billets, que sais-je… Et toi, qui avais l’air tout gêné !

— N’attache pas d’importance à cela. Je crois qu’il y a une déconvenue amoureuse là-dessous.

Quentin, débitant cette explication qu’il gardait en réserve depuis le dimanche précédent pour expliquer la conduite de Fouquet, sachant qu’elle fournirait une circonstance atténuante aux yeux de Suzanne, ne pouvait s’empêcher de la déplorer : ce n’était pas une consolation qu’on devait chercher dans l’alcool mais un tremplin. Du moins les générations élégiaques qui avaient gâché le métier pouvaient-elles servir de caution quand la circonstance l’exigeait.

— En somme, dit Suzanne, nous savons presque tout de lui maintenant. D’après ce qu’il nous a raconté, j’ai cru comprendre qu’il travaillait dans la publicité et j’apprends qu’il accomplit ici une manière de retraite à la suite d’un chagrin d’amour ; est-ce bien cela ?… Dans une certaine mesure, je t’avouerais que je suis rassurée.

Quentin essuya méthodiquement son rasoir sur une plaque de caoutchouc pendue sous le portrait du grand-père de Suzanne et le referma avec un claquement sec.

— Suzanne, déclara-t-il placidement, tu n’as que des qualités ; physiquement, tu as vieilli telle que je pouvais l’espérer ; en ce moment même, tu es parfaite dans ton double rôle d’épouse et d’hôtelière, mais tu m’ennuies, tout bêtement tu m’ennuies… Je ne vois pas en quoi ce que tu sais de M. Fouquet peut te rassurer ; en revanche, à ta place je m’inquiéterais d’avoir un mari qui vient de découvrir que tout ce qui était rassurant était ennuyeux, comme ces souvenirs qui nous entourent, dont on ne peut rien retrancher, auxquels on ne peut rien ajouter, parmi lesquels nous allons bientôt prendre la pose à notre tour ; car nous arrivons à la dernière étape de notre vie… Alors, de l’imprévu, moi, brusquement, j’en demande encore et je le prends où il se trouve. Je ne veux pas qu’à mon côté on s’acharne à le réduire sitôt qu’il se présente.

— Tu as bien caché ton jeu depuis dix ans.

— C’est faux. Je n’avais aucun effort à accomplir pour me plier aux disciplines que je m’imposais. Le sang-froid, la précision, l’exactitude, peut-être ne les ai-je poussés à l’extrême que parce que ces vertus ne me sont pas naturelles précisément, mais ce jeu ne me pesait pas jusqu’à ces derniers jours ; j’y trouvais même une satisfaction.

Quentin achevait de nouer sa cravate, garnissait ses poches avec des gestes machinaux qui répartissaient infailliblement les porte-cartes, les portefeuilles, les porte-clefs et les calepins en divers endroits de sa personne, lui conférant un lest supplémentaire. Suzanne essaya de se persuader qu’un homme ainsi bardé ne pouvait s’égarer bien loin : tout ce qui attache ou retient conservait une signification sur cette route.

— Je pense qu’il n’est pas mauvais que tu t’éloignes un peu, dit-elle, ce petit voyage va te remettre les esprits en place.

— Tu as raison, dit-il. Je suis ridicule. Il vaut mieux voir les choses telles qu’elles sont. Ces idées d’un autre monde, d’une autre vie possible, prochaine et pourtant dérobée, je dois les tenir de la religion où j’ai été élevé. Il y a du mysticisme dans l’extase d’un ivrogne contemplatif…

— J’avais déjà fait le rapprochement, remarqua Suzanne.

— Bien sûr, tu vas évoquer ton père qui, lui, ne buvait pas, qui a conduit sa vie d’un seul pas de la ferme à la tombe sans passer par l’église ni le bistrot d’en face ; tu vas peut-être me dire aussi que nous lui devons notre hôtel… Pardonne-moi, je suis injuste : cela, tu ne me l’as jamais dit, même à l’époque où c’était encore beaucoup plus vrai qu’aujourd’hui…

Quentin posa une main aimable sur la nuque de Suzanne et lui pencha doucement la tête sur son ouvrage :

— Enfin, n’en parlons plus. L’essentiel est que tu ne fasses pas vilaine figure à M. Fouquet durant mon absence. Le malheureux n’y est pour rien et il a probablement assez de difficulté à se dépêtrer dans ses propres histoires. Bien que je ne croie pas tellement qu’un homme possède une histoire en propre ; le goût qu’ont certains de mettre les leurs dans la communauté, de partager celles des autres, répond certainement à une nécessité profonde de l’espèce. Car enfin la capacité d’éprouver les tristesses ou les joies d’autrui nous distingue de l’animal. Et il faut bien reconnaître, là s’opère jamais mieux que devant un verre…

Suzanne écoutait avec effarement ce plaidoyer rebondissant dont elle augurait mal. Son mari n’avait pas l’habitude de parler aussi longuement, ni surtout sur ce ton de confidence objective qui laissait entendre un honnête débat avec soi-même étalé au grand jour.

— Tout cela, fit-elle, ne me dit pas si je dois donner la clef à M. Fouquet, à supposer qu’il me la demande.

Quentin réfléchit un instant, esquissa un sourire :

— Nous en parlons vraiment comme d’un enfant…, dit-il. Eh bien, non ! Tu lui raconteras que cette clef m’était personnelle et que je l’ai emportée.

— Et s’il s’amuse à escalader la grille ?

— Il ne le fera pas. Dès qu’il saura ce qu’il en va de la clef, il comprendra.

— Il comprendra quoi ?

— Que c’est moi qui la lui refuse, dit Quentin béatement.

Suzanne trouva soudain que son mari avait l’air assez stupide et sûr de soi.

 

À son réveil, Fouquet avait constaté qu’il supportait de moins en moins l’alcool, buvant à intervalles trop rapprochés mais pour une fois, il n’en éprouvait pas de remords puisque la grosse ombre de M. Quentin se trouvait étroitement associée à cette défaillance. L’incident, s’il le laissait un peu engourdi, n’engageait pas la conscience morale ; il ne provoquait en lui aucun hérissement insurrectionnel, plutôt l’impression d’avoir approché quelque vive vérité dans une clarté maintenant évanouie et sa mélancolie revêtait les couleurs d’une portion de paradis perdu. Une image lui revenait : celle des mains de Quentin, déjà gagnées par de nombreuses taches brunes, signes presque végétaux de la vieillesse, et par comparaison la rumination qu’on pressentait sous cette rude écorce. Le mystère côtoyé, c’était celui d’un homme parvenu trop vite au terme de sa vie, une rupture de croissance délibérément consentie, le suicide troublant d’un sanglier, d’un solitaire.

« Ce que les hommes se disent tient en peu de mots, pensa Fouquet. Depuis hier soir, j’ai un nouvel ami et nous n’avons pas échangé trois paroles sérieuses. Ce qui s’est établi entre nous vient de plus loin, la qualité d’une attitude le révèle, un regard l’illumine ; le reste est de la sauce. Cet homme pourrait être mon père. Et certes Quentin inspire le respect ; mais il l’éclairé pour moi d’un jour nouveau. Ce qui est respectable chez les gens âgés n’est pas ce vaste passé qu’on baptise expérience, c’est cet avenir précaire qui impose à travers eux l’imminence de la mort et les familiarise avec de grands mystères. Là, il me semble que mon ami a baissé les bras un peu vite… »

La pluie redoublant aux carreaux ramena Fouquet au souci de la Toussaint. Il se demanda ce qu’il allait faire de ces quelques jours où l’absence de sa fille et celle de son hôte l’abandonneraient à une vacuité totale. La ressource de trouver refuge chez Esnault comportait des risques qu’il ne pouvait envisager en face. Par surcroît, depuis la veille, il se sentait solidaire de Quentin dans le martyre que lui infligeait l’incompréhension de ses anciens amis et, sans renoncer pour sa part à forcer ses défenses, il concevait que ce cas excédait de beaucoup la gaudriole de comptoir. S’il n’avait craint de paraître assimiler ce pèlerinage à une excursion, il lui aurait offert de l’accompagner en Picardie, à seule fin de partager avec lui cette brève bouffée de liberté dont il ne doutait pas que ce voyage fût au fond le prétexte ; non qu’il imaginât de folles débauches de permissionnaire mais une autre façon de parcourir les routes et les rues, de croiser les passants, de consulter l’heure. Et la démarche d’un homme qui retourne dans son pays natal est toujours pathétique.

Le mois passé à Tigreville n’avait pas relégué le souvenir de Claire mais sa désertion lui était moins sensible sous ce climat nouveau où elle se confondait dans un lointain diffus avec la perte de tout un réseau d’habitudes. En dehors de cruels sursauts, il parvenait à ne plus considérer la jeune femme que comme le plus bel agrément de Paris, où elle avait dû rentrer depuis quelque temps. Souvent il avait espéré une lettre d’Espagne, dont il eût par ailleurs redouté la tiédeur et la sérénité. Le silence continuait d’habiller leur séparation du manteau de la tragédie, où rien n’est jamais tout à fait dit avant le mot de la fin. Sa propre absence donnait une fière réplique.

La lettre que Marie-Jo lui glissa sous la porte au milieu de la matinée venait de Gisèle. Elle l’avait signée de son nom de jeune fille, mince coquetterie des épouses que le divorce rend à l’innocence. Le papier, gondolé d’avoir trop rebondi de facteurs en concierges, était humide de la dernière averse et le message semblait avoir été confié à une bouteille à la mer. Effectivement, tout cela arrivait de très loin. Néanmoins, le sens en était aussi impérieux que s’il eût été livré à bout portant : Gisèle se refusait à laisser sortir Marie, si personne n’allait la chercher. « Elle est beaucoup trop distraite pour qu’on la fasse voyager seule, disait-elle. Je me suis mise en rapport avec la directrice, elle partage mon point de vue. Il n’y a aucun convoi organisé. Seul un élève de la division supérieure prend ce train et le Cours décline toute responsabilité. En outre, ce camarade rentre en voiture ; qui la ramènera ? Je ne te cacherai pas que voilà bien des complications. Il est dommage que tu aies cru devoir la mettre prématurément au courant de ce projet. Elle se sera réjouie pour rien. Je reconnais là ton premier mouvement qui est toujours le bon et trop souvent le seul… »

Comme chaque fois qu’il éprouvait une contrariété ou qu’il avait une décision importante à prendre, Fouquet se dirigea vers la glace. Le visage qu’elle lui retourna était celui d’un très jeune homme et, selon un préalable établi, il s’étonna de ces que tous événements qui l’avaient affecté dans cette chienne de vie ne l’eussent pas davantage marqué. Se pouvait-il qu’il eût sincèrement ressenti le fardeau de sa condition d’homme, que le grave débat des responsabilités eût choisi à l’occasion de s’abriter sous ce front sans ride ? « Qu’est-ce que vous voulez attendre d’une gueule comme celle-là ? se dit-il. La bombe à hydrogène, les États sous-développés, la patrie à l’encan, les drames de famille, les chagrins d’amour, les impôts, les bitures ravageuses, ont glissé là-dessus comme qui rigole. Vraiment cet être n’est pas digne des malheurs qui lui arrivent. Renvoyez-le au vestiaire, dans les limbes. Mais c’est qu’il aurait l’air presque gai, ma parole ! » S’efforçant à l’impassibilité absolue, Fouquet, dénué d’expression, vit ses traits s’abandonner avec une telle veulerie qu’il fut à nouveau consterné par l’indigence de cette matière première à partir de laquelle il lui fallait maintenant remodeler son masque.

Rallumant un œil, puis l’autre, s’essayant à quelques plis virils du côté des sourcils, raffermissant les ailes du nez, ménageant au sourire une marge tendre ou goguenarde, il finit par se composer une figure baignée d’allégresse discrète et de résolution. Et du même coup, la conviction s’installa définitivement en lui que l’homme d’une telle tête ne pouvait faire qu’une chose, qui était de prévenir l’école qu’il viendrait lui-même, le surlendemain, chercher sa fille pour l’emmener à Paris par le train de 5 heures et qu’elle eût à se tenir prête. Quelques coups de téléphone habiles suffisaient.

Sur le moment, il ne s’arrêta pas à mesurer les conséquences entraînées par cette disposition. Bâclant sa toilette, il se précipita à la poste. Au passage, il adressa un signe de connivence à Quentin et n’en reçut pas l’écho attendu. Il eut au contraire le sentiment que l’hôtelier l’observait avec une contenance frileuse et mit cette réserve sur le compte d’une sagacité déconcertée par l’exubérance nouvelle dont il se sentait rayonner. Quelque chose se remettait à tourner, dont il avait l’initiative et le commandement, une entreprise qui donnait un sens efficace à son séjour, faisait rimer raisonnablement Tigreville et Paris, et qui ressemblait à une bonne action.

Les villes qu’on doit quitter vous font beau visage. Les rues, ce matin-là, ne lui apparurent ni plus gaies, ni plus tristes qu’à l’accoutumée, mais il s’y sentait à l’aise. Il pouvait regarder avec une curiosité dégagée les chalets biscornus où s’abritaient quelques retraités ; les façades muettes des hautes résidences ensevelies sous une végétation sauvage ne l’oppressaient plus. Dans le centre, il remarqua que deux ou trois magasins de bimbeloterie balnéaire avaient encore fermé depuis son arrivée et songea qu’il ne reverrait sans doute jamais la demoiselle unijambiste qui vendait des cordes à sauter, ni la petite vieille aux coquillages derrière sa voiture d’enfant, ni le marchand de sable le vrai, que son âne venait rechercher dans les cafés quand il s’attardait sur la route de la plage. Sortant de la poste, il osa s’aventurer du côté du Chemin Grattepain dans l’espoir de s’offrir le luxe de dévisager les deux filles en toute impunité d’un œil déjà très parisien. Mais il ne les aperçut pas dans le flot des laitières aux bras blancs que l’usine dégorgeait à petites giclées scandées par les sirènes de midi. Au léger déchirement qui le parcourut, il comprit clairement qu’il n’avait pas l’intention de revenir à Tigreville, qu’il appartenait de nouveau à l’ancien système dont il ne parviendrait pas à s’arracher une seconde fois. Cette rencontre des filles, à laquelle il n’eût peut-être plus repensé, lui laissait subitement un goût d’inachevé comme d’un roman interrompu au milieu d’une phrase. Que d’ébauches fallait-il abandonner derrière soi pour accomplir un seul geste dans l’existence ! Il allait devoir s’amputer de cette amitié encore toute craquante et vernie qui le liait à Quentin, il n’en connaîtrait pas le confort souple et chaud, la pratique aveugle rompue par l’usage. Rentrant au Stella pour le déjeuner, il se sentait si attristé qu’il n’osa pas annoncer la nouvelle de son départ, même à Marie-Jo qui eût constitué un bon terrain d’essai mais eût pouffé sans y croire, tant elle portait en elle le fruit sans cesse éclos du présent.

Les jeudis de pluie, les élèves du cours Dillon sous la surveillance d’une monitrice envahissaient une salle d’attractions et de jeux divers, attenante au casino désaffecté dès les premiers jours de septembre. C’était un profond boyau garni de glaces déformantes, de billards électriques et d’appareils sonores où la jeunesse amoureuse ne dédaignait pas de venir prendre des contacts, entretenant un brouhaha couvert par les airs à la mode. Les enfants y renouvelaient leur provision de chansons et de mots d’argot. Vers cinq heures, Fouquet ne résista pas à la tentation d’y aller faire un tour pour tenter de déchiffrer dans le comportement de Marie les traces du bonheur qui lui était promis à la fin de la semaine. À l’interrogation muette de Quentin, surpris par ces allées et venues, il se crut obligé de répondre :

— Je reviens tout de suite.

Cette manière de surveillance qui lui eût pesé la veille encore lui apparaissait maintenant comme l’expression d’un désarroi qu’il fallait ménager.

— Je vais du côté du Kursaal, ajouta-t-il pour faire savoir qu’il ne se rendait pas chez Esnault.

Quentin eut un mouvement d’épaules qui signifiait que cela lui était indifférent ; mais au moment où le jeune homme allait franchir la grille, il le héla :

— Si vous n’avez pas de but précis, je vous accompagnerais volontiers. Il y a longtemps que je n’ai pas vu la mer.

Fouquet avait mis trop de désœuvrement dans ses attitudes pour éluder cette proposition. Le temps que Quentin prévint Suzanne, il réfléchit qu’il pourrait toujours passer devant le stand des jeux sans y pénétrer si la présence de son compagnon entravait ses manœuvres. Cependant, il fut assez désappointé à la perspective de renoncer à cette dernière séance de délectation paternelle où Marie s’offrait à lui avec un abandon qu’il ne retrouverait plus. Même Gisèle, sauf peut-être aux âges du berceau, n’avait connu pareil empire sur sa fille, ni l’exquise blessure d’une tendresse vigilante prodiguée sans retour. En même temps, il se répéta une fois encore qu’il eût peut-être été plus simple et plus juste d’annoncer carrément à la face du monde qu’il passait un mois dans le voisinage de son enfant, quitte à dénoncer sa retraite et à appeler l’attention des autres sur sa conduite. « Je viens de traverser une fameuse crise, pensa-t-il. Au jour le jour, on ne s’en aperçoit pas mais l’ensemble est impressionnant. Il n’est pas mauvais de fermer cette parenthèse. »

Quentin le rejoignit quelques instants plus tard. Il avait enfilé un ample tricot sous son veston, qui donnait à sa silhouette une touche de fantaisie un peu vulgaire.

— Ma femme a craint que je ne prenne froid, expliqua-t-il. Elle a craint beaucoup d’autres choses.

Dans l’obscurité qui tombait, ils prirent par la rue Sinistrée. Les deux hommes marchaient côte à côte en silence. À intervalles, Quentin répondait au salut d’un Tigervillois étonné de le trouver en ville à cette heure-ci et dans cette compagnie. Fouquet éprouvait progressivement l’insolite de cette promenade que les relations nouées par le dîner de la veille ne suffisaient pas à justifier. Il sentait monter l’explication et serait facilement entré dans un bistrot pour camper à la hâte un décor autour de ce qui allait se dire et au besoin truquer le sens des mots. Il appréhendait une conversation sans accessoires.

Parvenu au boulevard Aristide-Chany, Quentin s’arrêta à contempler la mer rugueuse et vide.

— Jamais un bateau, dit-il, avez-vous remarqué ? Pas de port, pas de trafic. Le poisson vient d’Ouistreham dont nous apercevons le phare, la nuit. Le collier de lumières qui s’allume là-bas, c’est Le Havre. Ici, nous sommes oubliés et nous ne reflétons rien. Je n’ai jamais cherché à savoir ce que vous étiez venu faire chez nous mais j’ai cru comprendre que quelque chose ne tournait pas rond. Pourquoi buvez-vous ?

— J’ai déjà entendu cette question, dit Fouquet amèrement.

— C’est celle que doivent vous poser tous ceux qui vous aiment bien. Vous n’avez pas le droit.

— Vous, vous l’auriez.

Quentin s’en voulait d’avoir attaqué de cette façon. Sur le chapitre des droits de l’individu, il était partisan d’une tolérance absolue. Il s’entendait avec détresse dire le contraire de ce qu’il pensait. En provoquant cet entretien, il n’avait eu d’autre objet que de parler un peu de soi et il commençait par sombrer dans une sollicitude pataude.

— Vous devez me prendre pour un vieux jeton. Je ne vous fais pas la morale. Je me défends comme je peux. Si je ne bois plus c’est que j’en ai fait le pari ; et ce pari, vous êtes en train de me le faire perdre au moment où je m’y attendais le moins… Êtes-vous croyant ?

— Sans doute, dit Fouquet.

— Moi, je ne sais pas si je crois en Dieu, mais si je ne devais plus croire en moi, à qui se fier…

Ils s’avançaient lentement sur la digue, vers le Kursaal dont l’orifice s’annonçait en rose dans la façade hermétique du casino.

— Je ne suis pas plus fort qu’un autre, reprit Quentin. Si j’ai dit pas un verre, c’est que je me connais trop bien : je ne m’arrêterais plus. Et pourtant, j’aurais eu du plaisir à apporter au monde quelques retouches avec vous. Alors, vous allez être raisonnable ?…

Fouquet aperçut sa fille empressée autour des manettes d’un football de table et, par réflexe, se rejeta légèrement en arrière.

— Un instant, dit-il.

Marie s’obstinait à ne pas porter le chandail de la naine. Déjà, précédemment, Fouquet posté dans ses rochers, bienfaiteur avide de sucer son bienfait comme un bonbon, avait constaté avec perplexité le peu d’empressement qu’elle apportait à troquer sa guenille. Les rouages de ce dédain lui échappaient.

— C’est pour les enfants que vous venez ici ou pour les filles ? demanda Quentin avec une pointe d’agacement.

Des adolescentes délurées croisaient effectivement parmi les élèves, balançant haut des jambes en battants de cloche à l’intention de jeunes gens obtus, agglutinés les mains dans les poches contre les tourne-disques. Dans ce magma où ils se contaminaient avec délice, la monitrice avait du mal à retrouver ses petits. Fouquet reconnut Monique et François joue à joue devant un fakir mécanique dont les oracles étaient censés sceller des promesses adultes. Rageusement, Marie s’escrimait, sans un regard, face à un gamin beaucoup plus jeune qu’elle semblait fasciner. D’évidence, la rupture était consommée.

— J’observe une fillette, répondit Fouquet, celle qui se démène comme un pantin devant cette espèce de billard. Comment la trouvez-vous ?

Il y avait dans sa voix l’inquiétude orgueilleuse du jeune homme qui révèle au chef de famille qu’il possède un enfant naturel : vous rêviez d’une petite fille… la voici.

— On croirait que vous l’avez faite vous-même, dit Quentin. Naturellement, celle-ci est mignonne, un peu maigrichonne ; pourquoi pas cette bonne grosse avec sa balle enluminée ?… Je vous avouerai que je n’y connais rien. À cet âge-là, ça ne me suggère pas grand-chose ; j’ai soixante ans, comprenez-vous : il manque un maillon à la chaîne.

Vaguement déçu, Fouquet songea que sa chaîne à lui était rompue en mille morceaux.

— Vous avez l’air d’aimer les enfants, poursuivit Quentin. Quand on a ça devant soi, il ne faut pas boire comme vous le faites. Je veux dire aussi brutalement, aussi désespérément. C’est trop bête de se détruire. Au lieu de renoncer, il faut s’entretenir et là, je vous concède qu’il n’y a pas de meilleur produit d’entretien qu’un petit coup de miroir passé sur le panorama.

— C’est que je suis comme vous, dit Fouquet, moi non plus je ne sais pas m’arrêter à temps.

— Je vous demande d’être raisonnable, fit Quentin. Au moins jusqu’à mon retour. Ne vous laissez pas embarquer… Quand ce ne serait que pour la pauvre mère Quentin. Je pars samedi, ne l’oubliez pas.

Voilà donc où il voulait en venir, pensa Fouquet. Dans ces conditions il pouvait le rassurer immédiatement :

— Moi aussi je pars, dit-il.

— Ce n’est pas vrai ! fit Quentin en fronçant les sourcils.

— Si. Je vais à Paris ; samedi également.

Quentin détourna la tête. Le choc lui paraissait disproportionné. Une rengaine de foire mettait à bon marché un accent grave sur son silence. C’était le moment d’avoir de la dignité. Il posa une main sur l’épaule de Fouquet.

— Ce n’est pas parce que je viens de vous parler de la sorte ? demanda-t-il anxieusement. Ou quelque propos de Suzanne ?…

— Sincèrement non. J’y suis obligé de toute façon.

— Vous avez votre billet ?

— Non.

— C’est vrai : j’oubliais que tout le monde n’est pas comme moi… Mais vous allez revenir ?

— Revenir ? Vous êtes drôle !…

Quentin avait maintenant la certitude qu’ils étaient passés tous les deux à côté d’une aventure capitale. Dans un brouillard confus, il entrevit une manière de tableau, plus chaud qu’une allégorie et plein de bruits de foules, où un père et son fils trinquaient à l’envi, soudés par le même secret ; et à travers eux, d’âge en âge, dans des bars qui devenaient des cafés, des cafés qui devenaient des cabarets, des cabarets qui devenaient des tavernes, d’autres hommes choquaient le pot d’une génération à l’autre. Il s’aperçut que son tableau à tiroirs faisait peu de place au visage de la femme.

— Elle est rentrée ? demanda-t-il timidement.

Fouquet, qui ne se souvenait pas d’avoir jamais évoqué aussi intimement Claire devant Quentin, fut à la fois étonné et reconnaissant de la discrétion du ton.

— Je ne sais pas, fit-il, probablement. Mais ce n’est pas cela qui me ramène à Paris.

Il voyait Marie à travers la vitre, qui errait sans joie entre les attractions, et se disait qu’au fond, il était effroyablement libre, même de revenir à Tigreville si le cœur lui chantait. Il était certain d’ailleurs d’en avoir souvent la nostalgie. Dans son genre, lui aussi avait déjà sa vie derrière lui et il lui fallait se retourner pour la regarder en face.

— Vous prétendiez qu’on n’a pas le droit de renoncer, reprit-il, je vous répondrai qu’il est assez dur de se faire une vie pour ne pas s’astreindre à s’en faire une deuxième.

— Vous êtes jeune, nom de Dieu !

— Vous ne connaissez pas les jeunes, dit Fouquet, regardez-les : la tête de plus que nous. Des saints ou des voyous, d’une pureté aride, sans une nuance, sans une ombre. On appelle ça l’exigence ou l’intransigeance. Ceux-là ne boivent pas et ils sont terribles. Ils n’ont aucune indulgence. Ma génération sera la dernière des joyeux drilles sans emploi.

Quentin n’était pas loin de partager ce point de vue. Il en fut satisfait. Ce qui lui convenait chez Fouquet, c’était qu’il ne semblât appartenir à aucune époque de l’existence ; il échappait à la distinction entre parent et enfant ; il n’était ni l’un ni l’autre. Une belle nature de camarade, en somme…

— Si je peux me permettre, dit-il, avez-vous encore votre famille ?

— Mon père est mort, répondit Fouquet, mort de la guerre ; je devrais dire mort des deux guerres… Bien qu’il s’en défendît, il ne les supportait pas. Il y en a eu au moins une de trop.

Quentin lui saisit le bras et l’entraîna à rebrousse-chemin sur la promenade. Ils se turent presque jusqu’au jardin de l’hôtel où l’autre lâcha Fouquet :

— Vous aviez l’air gai et actif ce matin. C’était votre départ ?

— C’était le changement. Mais la notion en est bien vaine, puisque je rentre à Paris où tout va recommencer.

— Voyez notre enseigne, dit Quentin. Revenez-nous. Suzanne vous attend, elle aussi. Nous fêterons votre retour. Je reviens bien, moi ! Je suis sûr que votre travail peut vous permettre de vous installer ici. Vous serez tranquille. Qu’est-ce que vous voulez de plus ?

— Je voudrais être vieux, dit Fouquet.